SONIA SIEFF

Bouche à Bouche(s)

Au commencement, était la bouche. Deux morceaux de peau tendus vers les cieux. Animalité souveraine. Vertige de la nécessité. Dans la nuit du temps, être, c’est être un corps. Un corps accroupi dans la terre. Véhicule de notre existence. L’humanité est un vide à remplir, à nourrir de ce qu’il faut pour lui donner le goût de la chair et du sang. En chasse avec les ombres, dans le fantasme des cavernes, l’homme apprend à vivre avec ses dents. Il devient mangeur et érige des symboles pour mieux les dévorer. La faim du monde se joue de ces divines nourritures, dont les dieux eux-mêmes aiment se délecter.

L’aliment sacré nous questionne et nous confronte, mais c’est autour de la table qu’il devient Cène. Qu’est-ce qui se dessine ici ? Dans ces morceaux que l’on mastique ? Dans cette rencontre quotidienne ? Dans ces regards qui se croisent ? Dans ces silences pesants ou ces bavardages amoureux ?

Qu’importe les couverts, manger, c’est toujours dire. Un dialogue entre nos organes et le vivant. Un curieux phénomène. Affirmer ses besoins. Assumer ses désirs. Et surtout, définir son rapport aux autres. Car quelles sont ces existences qui nourrissent la mienne? Qui sont ceux qui préparent nos nourritures, si nous ne les chassons plus ? Comment se déguste notre Contrat social ? Quel est le prix réel de ces juteux melons ? Ce n’est pas une affaire de goût. C’est l’urgence d’une éthique, d’une justice incarnée, d’une société régit par des forces contraires. Nous ne pouvons renier l’impact de ce que nous mangeons sur ceux qui récoltent, qui élèvent, qui transportent et qui donnent leur labeur en exploitation. Nos bouchées contiennent les animaux, les générations à venir et la nature autourde nous. Nous nous alimentons à l’aune de nos décisions et de nos compromissions. Nos marchés sont achalandés par nos méandres sociaux, culturels, politiques, intimes. Quelle ironie de croire qu’il ne s’agit que de nutriments. Car l’alimentation abolit les frontières, elle crée des passerelles d’idées, de gestes, de disciplines, de transmissions. Elle nous incorpore aux gens, nous ramène à notre magma, les pieds dans la matière, la peau recouverte de terre. Faut-il avoir le ventre vide, pour courageusement observer ce qui nous nourrit ? Ne me dit pas ce que tu manges, dit moi de quoi tu vis, ce que tu encourages et ce que tu éteins. « Il ne suffit pas qu’un aliment soit bon à manger, encore faut-il qu’il soit bon à penser », allons- nous suivre les mots de Levi-Strauss ?

Car dans nos grottes, nos champs ou nos étals, il est toujours question d’ambiguïté. Le bonheur et la désolation. Le régal et l’esclavage. Le délice et la souffrance. L’envie et l’abandon. Peut-être est-ce pour cela qu’il est aussi question d’amour. Manger et aimer se confondent. Ils partagent les clés du monde et sa saveur de domination. L’Eros s’agrippe au Thanatos. L’ambivalence du désir bascule sans cesse dans un va-et-vient de contradictions. Naitre et mourir. Je t’aime, je te mords. Pour te garder dans la chaleur de mon corps, faut-il que tu sois mort ? Je te digère, je t’infuse. Donne-moi ta chair, donne- moi tes mots. Mes bras te dévorent. Amour mangeur. Amour à mort.

Qu’est-ce qui grignote nos consciences ? Qu’est-ce assure notre survie ? Au commencement, il eut de la salive et du sang. Deux substances pour relier entre eux, la terre et les cieux.

Marie Robert

Exposition du 17 au 27 septembre : 10h-12h30 et 14h30-18h30.

> Vernissage le 17 à 17h00.
Rencontres possibles avec l’artiste.

Adresse : Palais de l’Archevêché, Place de la République